Dérivations

Pour le débat urbain

Quitter la ville pour la campagne

Errances et espoirs du « retour à la terre »

Fuir la ville pour la campagne est une idée ancienne qui connaît à nouveau le succès dans le contexte de crise environnemental : il s’agit d’historiciser cette idée afin d’éviter toute idéalisation de cette posture "urbaphobique”.

L’anticipation des catastrophes écologiques à venir — dont le confinement et la pandémie ont donné une tangible bien qu’infime préfiguration — conduit aujourd’hui un nombre croissant d’urbains à envisager de quitter les villes. Au-delà de l’aspiration à un mode de vie plus calme, plus simple et plus en lien avec la nature, ils veulent tout autant diminuer leur impact écologique que se préparer aux chocs environnementaux futurs (en lien avec le succès actuel de la collapsologie).

Ce phénomène est souvent caricaturé et mal compris. Surtout, la focalisation sur l’actualité fait voir comme une nouveauté inédite ce qui n’est que le prolongement d’une tendance historique ancienne. L’objectif de cet article est donc d’aborder certains points des débats sur le sujet en faisant en sorte d’inscrire au sein d’une histoire longue ce mouvement de départ des villes.

Les souvenirs récents de l’exode rural et l’immense croissance des villes — depuis les premières pierres d’Uruk jusqu’à ce que la population urbaine ne devienne majoritaire sur Terre aux alentours de 2008 — donnent l’impression d’un vaste mouvement univoque de départ de populations des campagnes vers les villes. Avant que l’hygiénisme ne réussisse à rendre salubres les villes au cours du XXe siècle, et qu’un meilleur accès à la médecine hospitalière compense une plus grande exposition aux pollutions et nuisances, les villes ont toujours été un gouffre démographique. Même dans une ville en expansion rapide comme la Londres du XVIIIe siècle, la mortalité présentait un excès sur la natalité de 6000 décès par an : c’est l’afflux constant de populations rurales qui permettait de compenser l’exposition accrue aux épidémies et autres pathologies de la misère.

Les travaux d’archéologues et d’anthropologues anarchistes comme Jean-Paul Demoule ou James C. Scott tendent ainsi à montrer qu’une des grandes préoccupations des premières cités de l’Antiquité était d’éviter que les populations contraintes aux travaux forcés ou à des taxes écrasantes ne s’enfuient pour revenir à un mode de vie prénéolithique ou pastoral. Les guerres et razzias menées par les rois de Mésopotamie visaient à l’origine plus l’appropriation de populations captives pour peupler leurs cités et domaines que la conquête territoriale. Fuir les villes et le fardeau du travail était alors un comportement fréquent, comme en témoigne la grande sévérité des règlements contre de tels départs |1|. Si l’on parle aujourd’hui souvent d’exode rural, le récit biblique de l’Exode désigne bien au contraire la fuite des villes d’Égypte et le retour au désert puis aux prairies de Palestine. Les prophètes hébreux ne manquent d’ailleurs jamais de dénoncer la corruption urbaine, de Sodome à Babylone. Le Virgile des Géorgiques enjoignant à ses concitoyens de retrouver les douceurs de la vie champêtre et pastorale était loin d’être isolé. L’érémitisme, le monachisme (les abbayes d’ordres comme les cisterciens ou les chartreux sont toujours localisées dans les espaces sauvages les plus isolés), la mode des résidences à la campagne comme les villas des patriciens romains puis des seigneurs des villes italiennes, à commencer par les Médicis, enfin les manoirs de la gentry anglaise ou les Bastides provençales attestent de la persistance d’un tel mouvement de départ des villes tout au long de l’histoire.

La naissance de la ville industrielle, immense et fumante, amplifia de tels rejets. Dès l’origine, ceux qui la refusent ou la quittent articulent la dénonciation des taudis, fumées nauséabondes et rapports sociaux atomisés, avec une critique politique et protoécologiste |2|. Dans le cadre des pensées de la « rupture métabolique » dans les rapports entre les villes et leur terroir — d’où elles puisent les nutriments au risque d’en épuiser les sols —, un auteur comme Justus von Liebig (1803-1876), fondateur de l’agronomie, dénonçait par exemple la Londres victorienne comme un « vampire » qui aspire les éléments nutritifs du monde |3|.

Au début de l’âge industriel, les premiers socialistes utopistes multiplient les projets de société idéale rurale : communisme agraire de Bonneville, Monde primitif de Court de Gébelin, ferme collective de Restif de la Bretonne, terrianisme de Lancry et de l’abbé Lemire, phalanstère de Charles Fourrier, etc. Plusieurs réalisations sont tentées, du Phalanstère fondé en 1832 par Victor Considérant à Condé-sur-Vesgres au Circulus fondé en 1843 à Boussac (Creuse) par Pierre Leroux, précurseur de la pensée agro-écologique et inventeur du mot de « socialisme » |4|.

À la Belle Époque, les conditions de vie difficiles qu’endure la classe ouvrière urbaine conduisent à la multiplication de communautés anarchistes : le groupe anarchiste naturien de Montmartre fondera par exemple le « milieu » libre de Vaux. Comme le montre leur étude par Cécile Beaudet |5|, ces communautés anarchistes partagent de nombreux points communs avec leurs successeurs des années ’70 : la lutte contre l’autorité et le patriarcat, la promotion de l’amour libre, le végétalisme, une vision de soi comme lieu d’expérimentation du monde à venir, ce qui produit une tension entre la revendication de libération individuelle immédiate et l’impatience du changement social |6|.

Pour autant, c’est dans le sillage de mai 1968 que le mouvement néorural prend toute son ampleur. Dès l’été 1968, dans l’espoir de vivre autrement, de nombreux jeunes partent en vacances à la recherche d’une ruine isolée. Le phénomène culmine entre 1971 et 1973, malgré des taux d’échec de 95 %. Roger Pol-Droit |7| estime en 1972 que leur nombre se situe entre 300 et 500 communautés rassemblant entre 5 000 et 10 000 personnes l’hiver et entre 30 000 et 50 000 l’été ; elles se concentrent dans les régions rurales en déprise du sud de la France : Cévennes, Alpes, Ariège, etc. Ces projets, motivés par un idéal politique, par la volonté de vivre autrement, de sortir des structures du salariat et de la famille bourgeoise achoppent souvent sur de nombreuses difficultés internes : l’horizontalité et le refus de l’autorité conduisent à un fonctionnement où rien ne permet de trancher les divergences, la liberté sexuelle exaspère les tensions dans un milieu clos, enfin les difficultés du travail agricole sont sous-estimées et s’accordent mal avec un idéal d’émancipation du travail. Par exemple, c’est le plus gros travailleur qui, excédé de nourrir des membres inactifs par ses efforts au jardin, part le premier du fait du principe selon lequel c’est celui qui est mécontent qui part, laissant le groupe sans activité agricole |8|. Les périodes les plus difficiles furent la découverte d’un hiver rude par des jeunes peu préparés, qui ont parfois survécu plusieurs mois en mangeant du riz |9|. Les nouveaux arrivants font par ailleurs souvent face à l’hostilité de la société locale, due à un décalage culturel et à une réputation sulfureuse d’oisiveté, de drogue, de licence sexuelle |10|. Ils subissent ainsi des contrôles de gendarmerie inopinés ou des actes de sabotage, parfois de la part de leurs voisins.

Au fil des années et des nouveaux arrivants, l’utopisme des débuts cède la place, comme le montre l’historienne Catherine Rouvière |11|, à une recomposition au sein de la société rurale locale, à une volonté d’insertion plus marquée et à un plus grand réalisme dans les aspirations. Plus que l’autarcie, l’objectif est d’atteindre un modèle viable qui permette une vie plus satisfaisante à la campagne, parfois de la part de personnes réduites à la précarité en milieu urbain. Au lieu de la radicalité abstraite des débuts, certains peuvent accepter par exemple un fonctionnement légal et formel dans un cadre associatif ou d’entreprise agricole et recourir à des aides publiques à l’agriculture, sans pour autant abandonner leurs idéaux écologistes. Dans les années 2000, dans le sillage des courants politiques de l’altermondialisme et de la décroissance, de « nouveaux autarciques », souvent en habitat léger, s’inscrivent dans une recherche d’autonomie et de résilience face aux possibilités de crise — manière pour eux de lutter de l’intérieur contre la société globale. De nouveaux courants comme la permaculture et un intérêt renouvelé du public pour les questions agricoles, visible jusque dans les villes à travers l’engouement pour les composteurs ou les bacs potagers, ont conduit à dynamiser le mouvement. Les personnes non issues du milieu agricole représentent aujourd’hui 30 % des installations agricoles formelles, et cela malgré de réelles difficultés d’accès au foncier.

Dans les débats publics, ce mouvement de « retour à la terre » est le plus souvent caricaturé. Les médias ont tendance à rechercher le folklore le plus ridicule et l’on représente les néoruraux au mieux comme de doux rêveurs n’ayant pas pris acte des évolutions nécessaires de la modernité, au pire comme des individualistes démissionnaires abandonnant les luttes sociales et écologistes et que l’on compare au survivalisme américain. Les récents propos du président français comparant les écologistes aux Amishs ne sont qu’un énième exemple de telles caricatures. Hélas, certains points de vue écologistes prêtent le flanc à de telles critiques du fait d’une idéalisation excessive du retour à la terre : un changement individuel de mode de vie est vu, par les vertus magiques de l’exemplarité, comme la solution ultime aux problèmes écologiques. Or, il est évident qu’éviter l’emballement climatique ne peut se faire que par une lutte politique contre le système industriel mondialisé. L’exemple des zadistes montre de façon vivifiante qu’une telle lutte est tout à fait compatible avec un changement individuel de mode de vie et la recherche d’autonomie à la campagne. La construction d’alternatives et les luttes politiques sont deux stratégies complémentaires : oublier l’un des piliers revient à se condamner à l’échec. Ceci étant posé, il me semble utile de critiquer deux préjugés que l’on retrouve souvent de part et d’autre de ce débat et qui me paraissent inexacts.

D’un côté, on considère que la ville, dense et parcourue de transports en commun, permettrait un mode de vie plus écologique que des campagnes vouées à l’automobile. Le plus souvent, cette idée vient du fait que l’on imagine un habitant au mode de vie urbain transposé tel quel à la campagne, prenant l’avion, se déplaçant chaque jour au cinéma ou au supermarché et, par conséquent, ayant recours à la voiture en permanence. Dans ce cas, il est évident que son empreinte écologique explose. Or dans les faits, le plus souvent, il n’en est rien. La ruralité s’accompagne en fait d’un changement de l’ensemble du mode de vie : des loisirs, du type de consommation, etc. Il suffit que l’habitant des zones rurales soit moins enclin à prendre l’avion du fait de la distance de l’aéroport le plus proche pour que soit compensé l’usage légèrement accru de l’automobile : sachons qu’un trajet transatlantique pour une personne représente déjà l’équivalent des émissions annuelles de l’automobiliste moyen. Ainsi, pour prendre l’exemple de la France, malgré les vélib et le métro, l’empreinte écologique de l’habitant de Paris intra-muros est de 16 % supérieure à la moyenne nationale.

En fait, la ville suppose par sa densité une extériorisation des impacts écologiques (qui rend leur perception plus difficile), et leur amplification. L’apparition des premières villes de Mésopotamie et du bassin méditerranéen s’est accompagnée d’une explosion de la déforestation dans leur arrière-pays, pour les besoins en chauffage, métallurgie et surtout pour le plâtre et les structures de l’architecture monumentale. Plus largement, la densité a conduit à la surexploitation des sols alentour. Bref, historiquement, l’urbanisation est étroitement corrélée à l’augmentation de l’impact environnemental. Encore aujourd’hui, les pays les plus urbanisés sont ceux dont l’empreinte écologique par habitant est la plus forte comme l’Australie, les États-Unis ou le Qatar. Au contraire, les sociétés rurales paysannes sont très peu polluantes et constituent des modèles de durabilité.

De l’autre côté, on considère comme acquise l’idée que les campagnes permettraient forcément de disposer de plus de sécurité alimentaire et d’une meilleure résistance face aux crises à venir. Cette idée, liée en France au souvenir de l’occupation et du marché noir, est cependant elle aussi contestable. Dans les périodes historiques de crise, et tant qu’un semblant d’État central subsiste, la ville offre souvent une plus grande sécurité, y compris en matière d’approvisionnement alimentaire. Aujourd’hui, les trois quarts des personnes souffrant de la faim dans le monde sont des paysans. Lorsque les sécheresses liées au réchauffement climatique provoquent des famines en Afrique ou en Asie, les populations affluent dans les bidonvilles urbains, mieux approvisionnés par leur insertion dans des flux de longue distance. Un tel état de fait est certes lié à la mondialisation et à la disponibilité de pétrole à bas coût, mais il n’a rien de nouveau historiquement : lors des grandes famines du début du XVIIIe siècle, la priorité du pouvoir royal était de nourrir Paris, ville immense de près de 500 000 habitants, du fait de la crainte d’émeutes urbaines qui pourraient le déstabiliser — comme ce fut le cas en 1789. Ainsi, comme le décrit l’historien Marcel Lachiver, on mourait de faim dans la Beauce, zone de production céréalière victime de saisies, bien plus qu’à Paris où le pouvoir royal organisait des ventes de pain à perte au Louvre |12|.

Historiquement, lorsque l’État central connaît un effondrement ou un repli, la situation peut s’inverser. Ainsi, Rome, plus grande ville du monde antique avec son million d’habitants, devait drainer les ressources de toute la Méditerranée pour alimenter sa population, au point qu’une nouvelle colline, le mont Testacus, est née de l’accumulation des tessons d’amphores servant à amener des aliments dans l’Urbs. La perte des régions céréalières d’Égypte, d’Afrique du Nord et de Sicile, avec les diverses scissions et l’invasion du sud de la Méditerranée par les Vandales, s’est avérée une catastrophe pour la ville. La fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge ont ainsi donné lieu à un mouvement massif de « désurbanisation » de l’Occident, au point qu’une ville comme Arles a pu se réduire au quartier des Arènes, devenu lieu d’habitation fortifié.

Plus largement, il apparaît que des métropoles de plusieurs millions d’habitants ne sont ni écologiquement souhaitables ni viables sur le long terme. Hélas, si l’existence de limites écologiques et thermodynamiques est prouvée par la science, et qu’on peut donc sans grand risque de se tromper délimiter le champ des projets de société qui, comme le « développement durable » ou la « croissance verte », sont des impossibilités, il est bien plus difficile de définir ce qui est possible et souhaitable. En particulier, les idéalisations bucoliques ou primitivistes, pour valables qu’elles puissent être abstraitement, ont souvent du mal à intégrer les niveaux présents de la population humaine et le passif des dégradations écologiques (destruction des sols, changement climatique, etc.), qui peuvent plus ou moins s’aggraver, mais sont déjà irréversibles. Les penseurs de la décroissance, de l’écologie radicale ou les concepteurs de la permaculture ont largement débattu de telles questions : tenter de les résumer dépasserait de loin le cadre de cet article. Tout au plus peut-on proposer quelques pistes de réflexion.

Un certain rééquilibrage de la population qui passe par un mouvement de décroissance des plus grandes agglomérations semble inévitable. Les mégapoles telles que nous les connaissons doivent leur existence aux énergies fossiles qui seules permettent de transporter nourriture et matières premières d’un bout à l’autre du monde : avant l’ère industrielle, rares sont les villes qui, comme Rome ou Bagdad, atteignent le million d’habitants. Au XIIe siècle, les plus grandes villes européennes comme Paris ou Venise ne dépassent pas les 100 000 habitants.

Pour autant, la fin des monstres urbains de plusieurs millions d’habitants n’implique nullement la condamnation du fait urbain lui-même : ces villes de l’Antiquité et du Moyen Âge n’en étaient pas moins des noyaux culturels, artistiques, intellectuels, d’une valeur sans pareille : quelle mégapole contemporaine pourrait s’enorgueillir d’une production culturelle comparable à celle d’une Florence où, en quelques décennies, et sur les 30 000 à 100 000 habitants de la ville, se sont succédées ou côtoyées des figures comme Michel-Ange, Léonard, Botticelli ou Galilée ?

On peut alors, en suivant Lewis Mumford |13|, défendre l’idée d’une cité à taille humaine qui corresponde à l’idéal de la cité antique ou de la commune médiévale, suffisamment vaste pour offrir une multiplicité de rencontres et d’opportunités, tout en restant assez modeste pour être parcourue à pied et ne pas tomber dans le congestionnement et l’anonymat des grandes métropoles.

Rendu sans doute inévitable par les contraintes énergétiques, un rééquilibrage de la population entre villes et campagnes est aussi souhaitable. Il permettrait par exemple de mettre fin à l’étalement urbain qui détruit les sols agricoles alors que des villages se dépeuplent laissant peu à peu des maisons tomber en ruine. De même, il permettrait que les bras remplacent à nouveau les machines dans l’agriculture, qu’au lieu d’immenses monocultures mécaniques fleurissent des jardins permacoles. Bien partagé et équitablement organisé, la dureté physique de telles tâches pourrait rester supportable et en somme préférable à un monde de pathologies de la sédentarité, de chômage résultant de la mécanisation et de burn-out professionnels.

Néanmoins, la principale erreur commise par ceux qui idéalisent un tel avenir est de croire que les alternatives prennent place dans un monde vierge où il est possible de reconstruire à partir de zéro. Tant que le mouvement reste marginal et cantonné dans les zones de déprise abandonnée par l’agriculture industrielle, cette idée semble se tenir. Hélas, le monde est aujourd’hui régi par les lois du capitalisme. La difficulté croissante des jeunes non issus du milieu agricole à accéder à une propriété foncière, même si des associations comme Terre de lien tentent de les y aider, l’illustre bien. La pandémie du coronavirus, en mettant en lumière le nombre considérable de travailleurs étrangers normalement nécessaire aux récoltes a montré comment le système agricole actuel repose sur l’exploitation d’une main-d’œuvre à bas prix — il faudrait y ajouter les différents travailleurs des pays du sud, dans les champs de soja brésiliens pour alimenter l’élevage, dans les mines de phosphates pour produire les engrais, etc. Rien ne permet de supposer que durant les crises que va connaître le monde industriel, de tels rapports de force vont disparaître. Un durcissement est au contraire à craindre, dans lequel les plus pauvres seront soumis à un travail écrasant. Que l’on pense à la façon dont, dans le Bas-Empire romain, le statut des petits paysans libres s’est peu à peu dégradé dans l’institution du colonat pour les rapprocher d’une main-d’œuvre servile attachée à la terre.

Changer de mode de vie à travers la quête de plus d’autonomie grâce à un potager ou une pratique agricole suppose de disposer d’un recul dont sont trop souvent privés ceux qui luttent pour survivre au jour le jour : avoir la liberté de suivre une formation en interrompant son travail, par exemple, ou savoir qu’une telle possibilité existe. Bien que le retour à la terre soit dès aujourd’hui un recours contre la pauvreté chez diverses populations victimes d’une précarité croissante, en particulier en Europe du Sud |14|, beaucoup demeurent piégés et exploités par l’économie marchande.

Enfin, s’il y a bien une chose à retenir dans l’histoire des quelques siècles de la modernité industrielle étatique et capitaliste, c’est que l’existence d’alternatives « exemplaires » parées de toutes les vertus humaines et écologiques n’a jamais ne serait-ce qu’infléchi son mouvement destructeur d’englobement général du monde. Lorsque les explorateurs, depuis Colomb, rencontrent des populations paisibles et amicales qui les couvrent de cadeaux, ils vont le plus souvent les exterminer, les acculturer (du missionnaire chrétien aux bouteilles de soda) et les réduire en main-d’œuvre exploitable. Encore aujourd’hui, l’existence de communautés autochtones exemplaires écologiquement et dotées de toutes les légitimités territoriales n’arrête ni les projets extractivistes (par exemple au Canada), ni la déforestation (par exemple en Amazonie).

Pour l’avenir, un mouvement de « retour à la terre » n’a ainsi de chance d’atteindre ses objectifs humains et écologiques qu’à deux conditions. Il ne peut exister qu’en abandonnant l’utopisme et les rêves trop ambitieux pour s’attacher à des modèles viables, mais qui s’inscrivent dans un projet collectif à l’échelle de la société. Il ne peut réussir qu’à condition d’intégrer une culture de résistance, de se structurer comme mouvement politique qui identifie pleinement les luttes à mener — et les adversaires.

|1| Scott, J. C., Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, trad. Saint-Upéry, M., Paris : La Découverte, 2019.

|2| Jarrige, F., Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris : La Découverte, 2014.

|3| La prise de conscience de l’existence dans le sol d’éléments nutritifs (azote et phosphore), qui conduisit à l’invention des premiers engrais, rendit aussi perceptible le fait que le drainage de ces éléments dans les villes qui les rejetaient à la mer par leurs égouts rompait les cycles de recyclage naturel. Le problème fut résolu jusqu’à aujourd’hui par le recours aux mines de phosphates et à la synthèse des nitrates à partir de l’air grâce aux hydrocarbures.

|4| Bonneuil, C., Fressoz, J.-B., L’événement Anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, Paris : Seuil, 2013.

|5| Beaudet, C., Les milieux libres : vivre en anarchiste à la Belle Époque en France, Paris : Les Éditions Libertaires, 2006.

|6| On pourrait citer encore l’expérience de Monte Verita, celle, au Contadour, de l’écrivain Jean Giono, ou encore la communauté de Larche de Lanza del Vasto dans l’entre-deux-guerres.

|7| Droit, R.-P., Gallien, A., La Chasse au bonheur, Les nouvelles communautés en France, Paris : Calmann-Lévy, 1972.

|8| Lacroix, B., L’Utopie Communautaire, Histoire sociale d’une révolte, Paris : PUF, 1981.

|9| Ibid.

|10| Hervieu, B., et Léger, D., Le retour à la nature : au fond de la forêt, l’État, Paris : Seuil, 1979.

|11| Rouvière, C., Retourner à la terre, l’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2015.

|12| Lachiver, M. Les années de misère. La Famine au temps du Grand Roi, Paris : Fayard, 1992.

|13| Mumford, L., La cité à travers l’histoire, trad. Durand, G., Cauvin, N., Paris : Seuil, 1964.

|14| Dolci, P., Cortes, G., Perrin, C., « Retourner à la terre pour faire avec la crise : ancrages et circulations entre ville et campagne au Portugal », in Annales de Géographie, n° 727, 2019, p. 62-93.

Pour citer cet article

Autard J., « Quitter la ville pour la campagne », in Dérivations, numéro 7, mars 2021, pp. 34-39. ISSN : 2466-5983.
URL : https://derivations.be/archives/numero-7/quitter-la-ville-pour-la-campagne.html

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